L’être à l’œuvre du jeu

L’être à l’œuvre du jeu
05.01.2017 Réflexion sur Temps de lecture : 11 min

Le champ des possibles s’ouvre avec le jeu, et les contraintes de l’environnement deviennent un prétexte ludique à la créativité.

Le jeu est ce par quoi les codes habituels comme la réalité sont transcendés. Le champ des possibles s’ouvre avec le jeu, et les contraintes de l’environnement deviennent un prétexte ludique à la créativité. Du moins, il peut en être de la sorte par l’avènement de la pensée symbolique et du langage.

Avant cela, le jeu suit de près le développement de l’enfant, autant qu’il l’accompagne. En effet, les possibilités de jeu dépendent notamment des capacités cognitives ou motrices de l’enfant, et l’utilisation de ces mêmes capacités dans le jeu donne à l’enfant la possibilité d’augmenter son répertoire d’expériences qui nourrira alors son développement.

Cette corrélation avec les compétences, nous permet d’entrevoir les limites qu’impose une situation de handicap. Que la déficience soit sensorielle, motrice et/ou intellectuelle ou qu’il s’agisse d’un trouble développemental, les questions seront souvent les mêmes :

comment (ré)instaurer un rapport ludique aux objets, comment soutenir le développement d’une relation de jeu ? Comment jouer avec lui/elle ? Comment soutenir les capacités à jouer seul, à s’occuper seul ?

Le comment prime souvent sur le pourquoi. Car, la situation de handicap de l’enfant que l’on accompagne dans son développement pose régulièrement la question de la limite : savoir pourquoi mais ne pas savoir comment.

Le jeu solitaire et stéréotypé

Lorsque tu arrives sur mon groupe, bien souvent je joue. Cela s’appelle un jeu solitaire et stéréotypé.

En 2006, Celeste évoque la notion de jeu solitaire dans lequel l’enfant (déficient visuel) joue en présence de l’autre mais pas avec l’autre. Dans ce type de jeu, l’enfant ne cherche pas à entrer en contact avec l’autre, ni à maintenir l’interaction. C’est la sensorialité qui motive l’action sur l’objet.

Baron-Cohen (1987) définit le jeu sensori-moteur comme un mode de jeu dans lequel les actions produites priment sur la fonction de l’objet. Par ailleurs, chez les enfants déficients visuels comme chez les enfants avec TSA, le jeu fonctionnel peut être retardé. Parson (1986, cité par Rettig, 1994) conclut que les enfants déficients visuels âgés de 2 à 4 ans ont une quantité de jeux fonctionnels inférieure à des enfants voyants.

Pour Dawson et col., 2005, cité par Rogers et Dawson, 2013, chez les enfants avec autisme, l’altération des interactions s’exprime en partie par un degré de motivation moindre pour l’environnement social. Ceci s’observe notamment dans la dimension qualitative des jeux développés. A l’image alors des enfants aveugles ou déficients visuels, nous retrouvons chez les enfants avec autisme des jeux solitaires marqués par la manipulation, l’utilisation parfois fonctionnelle, souvent sensorielle et stéréotypée.

Dans un cas comme dans l’autre, tout se passe comme si le sensoriel prenait le pas sur le social. Ceci au point d’interroger la notion d’activité conjointe, c’est-à-dire l’« une activité dans laquelle deux partenaires sont engagés l’un avec l’autre dans la même activité coopérative » (Rogers et Dawson, 2013, p. 176).

Le passage d’un jeu solitaire à un jeu commun repose sur la présence effective et active de deux partenaires dont l’attention est centrée sur un objet de jeu. C’est souvent un travail en soi et un objectif à terme.

Au départ tu es pour moi un agent d’action, c’est-à-dire que tu m’importes pour ce que tu m’apportes ou fait pour moi. C’est peut-être d’ailleurs pour cela que j’accepte de te suivre en séance, car je sais que je vais retrouver l’éolienne ou le petit cochon. L’objet me motive plus que le sujet, plus que toi et ce que nous pouvons faire tous les deux.

Les processus engagés dans le jeu

L’imitation

Sur le trajet, je fais des sons, des bruits de bouche et parfois c’est comme un écho qui se produit. J’entends alors le son de ta voix. Je réitère, et toi aussi. Si cela m’a peut-être dérangé au départ, je crois que j’ai fini par trouver en cela un intérêt. Je crois que tu m’imites, et je te donne à voir que j’en ai conscience, que cela me fait rire.

Comme le souligne Nadel (2011), la communication repose sur trois principales composantes que sont la synchronie, le tour de parole et le partage d’un thème. Avant même la communication verbale, ces composantes se retrouvent dans le jeu.

En effet, le jeu centré sur un objet ou le jeu social (comme les routines de coucou-caché) met au travail les précurseurs à la communication que sont l’imitation, l’attention conjointe, le tour de rôle ou le geste de pointage; des capacités souvent impactées par la présence d’un trouble du spectre autistique et/ou d’une déficience sensorielle.

Le tour de rôle par exemple peut se travailler par l’imitation : l’un produit, l’autre reproduit, cela devient un mode de communication dont la finalité repose principalement sur la co-présence effective de deux sujets. L’imitation a alors un impact sur la rencontre, elle facilite la création d’une synchronie constitutive d’un lien.

Pour pouvoir parler d’imitation à but social, c’est-à-dire de communication par imitation (Nadel, 2011), il apparaît nécessaire que l’enfant trouve un intérêt particulier pour motiver son comportement et soutenir l’alternance imiter et être imité. Il n’est pas toujours aisé de savoir ce qui est motivant : est-ce le bruit, la prévisibilité parfois, souvent sécurisante de l’action, est-ce le plaisir partagé? C’est alors souvent les réactions de l’enfant qui nous guident. Le premier niveau étant certainement de prendre plaisir à imiter l’enfant avant même d’exiger qu’il nous imite.

La communication verbale

« Oh c’est rigolot » de s’imiter mais maintenant je voudrais bien l’éolienne. C’est pour ça que je suis là, c’est bien cela qui motive mon déplacement. Je m’installe à table et tu me donnes l’éolienne. Mais pour l’allumer, je ne sais pas faire, je ne sais pas demander non plus. Cela m’énerve, je m’énerve, je cris, je tape aussi. Tu me dis « aide-moi » et l’éolienne fonctionne, je suis ravie, cela me suffit.

Le jeu permet de soutenir le développement de la communication qu’elle soit verbale ou alternative (par échange d’images par exemple comme travaillé au travers de la méthode PECSPicture exchange communication system (système de communication par échange d’images)). Parce qu’il est agréable pour l’enfant, il permet de motiver et de renforcer un comportement de communication. Il s’agit par le jeu de donner la mesure et la portée de l’acte de communication (demander, s’adresser à l’autre).

Plus généralement il s’agit de substituer à un comportement inadapté (cris, geste auto ou hétéro-agressifs, etc.) un comportement adapté et fonctionnel. Ce comportement est proposé par l’adulte (c’est par exemple ici le « aide-moi ») puis, il est façonné (l’adulte dis « aide…m», l’enfant complète et l’adulte allume l’éolienne), avant d’être utilisé à terme de façon spontanée et généralisable.

La motricité

Le jeu permet aussi le travail autour de la motricité car la demande d’aide n’est certainement pas suffisante. Le principe de communication émergent, pour ne pas dire acquis, il est aussi important de développer les compétences inhérentes à l’autonomie, l’autonomie d’actions, de jeu, d’occupations.

Nos capacités quasi instinctives de manipulation nous mènent souvent à oublier la quantité de gestes, de « micros-gestes » impliquée dans la seule réalisation d’une courte action comme actionner un bouton.

Des jeux type pique-pirates ou des jeux de construction aident au travail ludique de la motricité, aux prises fines, à la dissociation des doigts, etc. Nous pouvons commencer par guider le geste totalement (main sur main), puis progressivement réduire le niveau de guidance, d’aide jusqu’au moment où l’enfant repère seul et parvient à faire seul.

Les compétences socles et l’organisation de l’action

Tu voudrais que je pose l’éolienne, mais je n’y tiens pas. Je crois, tu me le demandes même, mais tu sais l’empreinte visuelle de la lumière est une information plus évidente et plus plaisante à considérer que ce que tu me dis. Par ailleurs, quel intérêt ai-je à poser mon jeu ? D’ailleurs, où dois-je le poser ?

Introduire des repères concrets et clarifier nos attentes, nos informations peut également servir à la situation de jeu comme au développement des compétences socles (prendre, donner, poser, être et rester assis, etc.).

Pourquoi donner ou poser ? Sinon pour passer à une activité de jeu encore plus plaisante ? Il peut être alors intéressant de connaitre et de hiérarchiser les loisirs de l’enfant afin de favoriser dans le jeu l’émergence d’un climat positif. C’est l’affect positif qui domine l’expérience de l’adulte et de l’enfant nous disent Rogers et Dawson (2013, p.167). Ainsi, en situation d’apprentissages, au fait de donner ou de poser, peut succéder une expérience positive : un nouveau jeu encore plus apprécié par exemple. Il s’agit de motiver l’action et de préserver un climat de plaisir partagé.

Peu à peu, à force d’expérimentation, un climat de confiance pourra s’installer, confiance dont nous avons besoin dans toute relation.

Où poser ? Sur la table ? Par terre ? Dans ta main ?

La clarification concrète de notre information et de nos implicites peut soutenir la compréhension. Parfois, les comportements que nous attendons n’apparaissent pas car ils ne sont pas pleinement compris, où bien ils sont pris dans la toile confuse de nos implicites. Ainsi, une seule panière mise devant l’enfant ou sur sa droite, peut être aidante. Elle peut également devenir une alternative : poser dans la boîte le jeu plutôt que de le jeter.

Ce type de panière peut également servir, dans certains cas, à exprimer la négation : la panière est vide, il n’y en a plus, c’est terminé.

Au départ je ne posais pas, au départ je collectionnais les jeux (en les posant sur mes genoux), au départ je partais systématiquement avec un jeu, une balle. Désormais, j’accepte de poser dans la panière lorsque je ne veux pas, lorsque c’est fini, je parts aussi sans jeu.

Le jeu c’est aussi cela, apprendre à jouer, jouer en apprenant. Cela prend du temps, cela s’expérimente.

L’enfant fait l’expérience et nous la faisons avec lui. Jouer s’est être suffisamment avec pour que le jeu soit réalité tout en étant parfois assez distancié pour qu’il soit apprentissage (quelles compétences cibles visées, comment aider l’enfant, comment le guider). C’est s’abandonner suffisamment aussi pour partir de l’intérêt de l’enfant, aller sur son chemin sans jamais douter de faire chemin commun.

Conclusion

En tant que professionnel, travaillant auprès d’enfants déficients sensoriels avec troubles du spectre autistique associé, je me suis rapidement interrogée sur la façon d’accompagner l’enfant dans le développement de ses compétences cognitives et de communication. Le jeu s’est alors imposé à moi comme une immense tour de cubes. Il s’agissait de favoriser l’émergence des compétences par lesquelles l’enfant pourrait, dans un second temps, faire l’expérience de l’environnement, jouer avec ses pairs, communiquer, partager, être présent aux exigences de rythme de la vie quotidienne.

Le jeu permet à l’enfant de s’exprimer, de dire de son rapport à l’environnement, de ses plaisirs et intérêts. C’est un lieu de rencontre, une aire dans laquelle nous allons pouvoir grandir avec lui, partager nos idées, notre créativité. C’est enfin un terrain propice aux apprentissages, quelque soit le domaine concerné.

 Le jeu n’est pas une fin en soit, c’est une activité en nous. C’est un outil, un moyen, un prétexte où convergent divers domaines de compétences, où l’être est à l’œuvre.


Bibliographie

Baron-Cohen, S. (1987). Autism and symbolic play. British journal of developmental psychology, 5, 139-148.
Celeste, M.  (2006). Play behaviors and social interactions of a child who is blind : in theory and practice. Journal of Visual Impairment & Blindness, 100, 75-90.
Nadel, J. (2011). Imiter pour grandir : développement du bébé et de l’enfant avec autisme. Paris : Dunod.
Rettig, M. (1994). The play of young children with visual impairments: characteristics and interventions. Journal of Visual Impairment & Blindness, 88, 410-420.
Rogers, S. J., et Dawson, G. (2013). L’intervention précoce en autisme : le modèle de Denver pour jeunes enfants. Paris : Dunod.

Lecture complémentaire

Pry, R. (2014). Trouble du spectre de l’autisme et cécité congénitale : un casuiste pour la psychopathologie développementale. Enfance, 61(1), 107-116.
Hogan, K. (1997). Pensée non verbale, communication, imitation et compétences de jeu : une perspective développementale (E. Arti-Vartayan, Trad.).
Picture exchange communication system (système de communication par échange d’images)

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