Découvrir le handicap d’un enfant en crèche

Découvrir le handicap d’un enfant en crèche
09.09.2013 Réflexion sur Temps de lecture : 8 min

Ressentis de l’équipe d’une crèche face à la suspicion/découverte de la situation de handicap d’un enfant en cours d’accueil…

Témoignage d’une professionnelle lors de la journée d’étude Enfance Accueil et handicap de l’association Une souris verte (novembre 2012)

Présentation de la situation

Lucile est une petite fille qui est arrivée à la crèche à l’âge de 4 mois et nous l’avons accueillie jusqu’à ses 6 ans.  Nous connaissions bien la famille, nous avions accueilli auparavant sa grande sœur, en situation de handicap. Au début, nous n’avions rien remarqué de particulier dans le développement de Lucile. Puis, assez vite son comportement a commencé à nous interpeler : sa façon de se tenir, l’absence d’exploration motrice spontanée, elle refusait de prendre des objets. Elle aimait être dans les bras et cherchait intensément le regard de l’adulte, elle avait peur des autres enfants. Très souvent, dans la journée, elle se créait des états de tension dans lesquels elle s’isolait. Vers 6-8 mois, des mouvements stéréotypés sont apparus, Lucile agitait de façon saccadée les doigts devant ses yeux ou une fourchette de dînette (seul objet qu’elle prenait en main), elle ne se mouvait pas au sol, était passive au moment des repas, était terrorisée par le filet d’eau qui coule du robinet…

En grandissant, elle s’est mise à faire de grosses colères, ne supportait pas la frustration, criait beaucoup, agrippait les autres enfants, passait toujours derrière notre dos pour communiquer avec nous, s’excitait énormément au moment des repas, criait beaucoup au moment des endormissements. Lucile était une petite fille très nerveuse…

Questionnements des professionnels quand le doute s’est installé

L’équipe a cheminé en plusieurs étapes:

D’abord des questionnements individuels, mais personne ne les évoquait parce que chacun…

  • voulait attendre un peu de voir l’évolution de cette enfant
  • avait peur des réactions des autres professionnels « et si j’étais la seule à penser qu’il y a un problème ? Et si on pensait que je suis paranoïaque? »
  • n’avait inconsciemment peut-être pas envie de voir tout de suite un « problème », cela dérange
  • appréhendait d’être à la source de cette découverte, d’avoir le mauvais rôle en faisant part aux parents des observations
  • avait peut-être inconsciemment le réflexe de protéger les parents et l’enfant
  • Et dans le cas particulier de la famille de Lucile, il était difficile de croire que les parents aient une 2ème fille en situation de handicap…

Puis une personne de l’équipe a osé parler de son inquiétude et le processus de questionnement a pu se mettre en place, progressivement et collectivement.
Ce processus prend du temps, on ne peut  pas se permettre de se précipiter, de tirer des conclusions hâtives, avant tout on observe…et c’est tout le contexte qui nous permet d’évaluer si quelque chose ne va pas, un symptôme pris à part ne signifie rien…

Enfin, nous avons mis en commun nos observations en réunion d’équipe et d’analyse de la pratique, ce qui a « officialisé le problème » et permis de décider de « qu’est-ce qu’on met en œuvre pour faire part de nos inquiétudes aux parents ? A quelles personnes ressources choisit-on de faire appel pour faire le lien avec les parents et des professionnels extérieurs ? »

Nos difficultés et notre rôle

Que dire aux parents ?
A son entrée dans la structure, la maman nous avait présenté sa 2ème fille comme étant celle « qui venait réparer l’échec de la première »….Cela a amplifié la sensation de grand malaise dans l’équipe face aux difficultés de Lucile.
Pour ma part, lors de l’accueil qui a suivi notre analyse de la pratique, j’avais l’impression de cacher quelque chose alors qu’en réalité je souhaitais vivement que les parents reconnaissent un problème chez leur fille…
Nous avions le souci d’alerter sur ce qui nous interpelle de façon la plus douce et diplomate possible, sans pour autant nier le problème, tout en continuant de valoriser l’enfant…car nous ne souhaitions pas que les parents portent un regard négatif sur Lucile… Il était important de savoir « qui dit quoi ? ». Les deux référentes de l’enfant abordaient plus particulièrement les difficultés de l’enfant,  en veillant à ne pas se restreindre à ces aspects. Nous restions très prudents dans nos transmissions…

Et lorsque les deux parents n’ont pas la même perception de la situation?
Quand le papa de Lucile venait chercher sa fille à la crèche, nous avions l’impression qu’il attendait une révélation. Il  terminait toujours notre bilan du déroulé de la matinée par « sinon, ça va Lucile ? ». Voulait-il parler des difficultés de l’enfant ? Nous ne savions quoi répondre, avions peur de ne pas répondre à la bonne question…
Le père a fini par évoquer ses inquiétudes, ce qui nous a beaucoup « facilité » la tâche pour aborder nos propres observations. En revanche, la maman pensait que son mari se faisait du souci pour rien, que Lucile allait très bien.
Nos craintes étaient de créer des conflits dans le couple et avec nous…
Notre incompréhension face à la résistance de la maman n’en était que plus importante.
Nous devions prendre en compte le fait que les parents ne cheminaient pas de la même manière.

La question du temps
Le père et la mère ont un rythme différent pour reconnaître les difficultés de développement de leur enfant, rythme qui est encore différent de celui des professionnels…
Deux ans se sont écoulés avant que les soins ne puissent commencer pour Lucile. L’équipe se sentait impuissante, pensait perdre du temps. Nous commencions à être impatients et même en colère…Nous assistions à une aggravation des difficultés de Lucile…

Réactions de l’équipe devant des attitudes parentales qui ne nous paraissaient pas adaptées
Nous avons le souci de ne pas juger les parents en tant que professionnels, mais cela reste compliqué lorsque nous assistons à des scènes difficiles. Que dire lorsque la maman s’énerve contre l’enfant en notre présence parce qu’à 5 ans elle ne sait pas mettre seule son manteau ? Que Lucile avait besoin de temps….mais nous arrivions à nos limites d’écoute et de compréhension.

Notre rôle d’accueillants
Face à toutes ces difficultés, il est important pour nous professionnels de nous recentrer sur notre place, notre fonction en tant qu’accueillant en crèche : nous avons un rôle de prévention avec tout ce que nous pouvons mettre en place dans ce cadre là,  mais nous devons continuer à accueillir avant tout des parents avec leur enfant, les accompagner en donnant des conseils lorsque la situation s’y prête…Par ailleurs nous ne sommes pas là pour « réparer » l’enfant, mais bien pour l’accompagner dans son quotidien.

Partenariat et ressentis  face aux professionnels du milieu médical
Nous avions fait le choix de passer par le corps médical pour alerter les parents sur les difficultés de Lucile.
La directrice a contacté la pédiatre de la structure et fait part des observations et inquiétudes de l’équipe.
Une visite médicale a eu lieu  à la crèche en présence de Lucile, de sa maman, de la directrice et une référente. L’enfant restait tranquillement installée sur les genoux de sa maman qui n’évoquait aucun problème. Aussi avons-nous présenté un jouet à l’enfant ce qui a révélé ses difficultés.
Les consultations médicales sont de courte durée chez les médecins et non révélatrices du quotidien, il se peut même qu’aucun signe d’alerte ne soit visible dans ce temps particulier…
La pédiatre de la crèche a proposé aux parents de rencontrer un neuro-pédiatre.
Les parents ont  accepté cette démarche. Le spécialiste ne s’est dans un premier temps pas prononcé malgré le courrier que nous avions fait avec la pédiatre de la crèche; il souhaitait revoir l’enfant 6 mois plus tard…
Notre équipe a vécu cela comme un manque de reconnaissance de la valeur de nos observations.
Lors de la deuxième consultation avec le neuro-pédiatre, le retard de Lucile a été confirmé (sans diagnostic). L’accompagnement par un CMP s’est mis en place, avec intervention d’une orthophoniste et d’une psycho-motricienne.

Conclusion

Inquiétudes pour l’enfant mais aussi pour les parents, sentiments d’impuissance.  Différentes temporalités des parents entre eux,  et des professionnels. Les places sont distinctes, les enjeux ne sont pas les mêmes. Rôle compliqué pour les professionnels d’alerter et en même temps d’accueillir, valoriser. On souhaite que les parents réalisent qu’il y a un problème et en même temps, on veut les protéger, qu’ils nous fassent confiance…

L’équipe a éprouvé un réel soulagement lorsque Lucile a pu être enfin accompagnée par les professionnels du CMP; notre objectif (prévention, alerte) était atteint…
Et finalement, changement de comportement, pour ma part, et certainement d’autres professionnels,  face à ce que nous estimions comme étant une perte de temps dans la mise en route de soins spécifiques pour Lucile…

Il fallait simplement ce temps-là.
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