Si ces sentiments de jalousie et rivalité sont fréquents dans toute fratrie, l’enfant dont le pair est handicapé ne s’autorisera que très rarement à exprimer ces sentiments qui seront souvent source de culpabilité. Culpabilité de jalouser l’attention que lui portent, parfois de façon exclusive et au détriment des autres enfants, les parents ; culpabilité de vouloir lui ressembler pour devenir à son tour objet de soin ; culpabilité de revendiquer l’attention parentale et le droit d’être « normal » ; culpabilité de faire mieux que ce frère ou cette sœur handicapé ; culpabilité d’avoir honte aussi de l’étrangeté de la famille (honte liée en grande partie aux regards des autres); culpabilité parfois d’avoir souhaité la mort de cet intrus (je fais là allusion au souhait que peut avoir un aîné vis-à-vis du puîné qui vient lui prendre l’exclusivité de l’amour parental. L’enfant, encore dans l’illusion de toute puissance et l’égocentrisme, s’imagine facilement que le handicap pourrait être la conséquence de ce désir).
Ces sentiments de honte, de culpabilité, d’amour et de haine, d’agressivité non exprimés, sont souvent sublimés dans une sollicitude importante à l’égard du membre (parfois des membres) de la fratrie en situation de handicap. Les frères et sœurs non handicapés deviennent généralement matures très tôt, prenant en charge les soins nécessaires à leur pair handicapé pour soulager leurs parents ; voire ils se « parentalisent », ce qui brouille un peu plus les places et rôles au sein de la famille… parfois, le surinvestissement des parents, le plus souvent de la mère, sur l’enfant handicapé empêche les autres enfants de créer et vivre des liens fraternels avec cet enfant différent.
Laurent estime qu’à cause des interventions incessantes de sa mère, qui visaient à leur indiquer ce qu’il fallait faire et ne pas faire, lui et Loïc [son frère ainé handicapé] n’ont pu se rencontrer…
Les frères et sœurs d’enfant handicapé, nous l’avons vu plus haut, assument souvent des responsabilités vis-à-vis de l’enfant handicapé, que cette assignation à prendre soin de ce frère (ou sœur) soit induite par un sentiment de devoir et de loyauté familiale ou soit ouvertement verbalisée : « Occupe-toi bien de ton frère ! » Cette phrase est souvent répétée si les enfants sont accueillis au même endroit, que ce soit à l’école ou en garderie, voire même parfois dès la crèche. Il est demandé à l’enfant « normal » de veiller sur celui considéré plus fragile, au risque de le priver d’espace, et de temps, pour s’épanouir, grandir, jouer, se construire comme les autres. Les frères et sœurs confrontés au handicap dans leur fratrie ont d’ailleurs le sentiment de n’être pas comme les autres frères et sœurs. Ils ne se sentent pas simplement frères ou sœurs, mais « frères ou sœurs d’enfant handicapé »…
Les vécus des frères et sœurs sont bien sûr différents d’un individu à l’autre, suivant la personnalité de chacun, la situation familiale, l’âge, la place dans la fratrie, etc. Surtout, les réactions parentales face au handicap de leur enfant influencent le vécu des autres enfants de la fratrie. La capacité des parents à expliquer le handicap ou la maladie, à percevoir et répondre aux angoisses des autres enfants, à parler de leurs propres émotions, à donner une place à la parole de chacun, sera déterminante dans le vécu des enfants non atteints.
Lorsque les professionnels accueillent dans un même lieu un enfant handicapé et ses frères et/ou sœurs, ils doivent veiller à ne pas identifier l’ensemble de la fratrie au handicap mais au contraire de permettre à chacun des membres de la fratrie de vivre sa vie d’enfant, sans devoir de soin (au sens du « care ») particulier vis-à-vis de celui qui est malade ou handicapé au prétexte de leur connaissance du handicap.