Rencontre avec le handicap, un traumatisme ?

Rencontre avec le handicap, un traumatisme ?
19.02.2013 Réflexion sur Temps de lecture : 13 min

Quels sont les effets traumatiques dus à la rencontre avec le handicap…

Intervention d’Albert Ciccone lors de la journée d’étude Enfance et de l’association Une Souris verte, novembre 2012.

Quels sont les effets traumatiques dus à la rencontre avec le handicap ?

Qu’est-ce que le handicap, ou le trouble de l’enfant, l’anomalie, produit comme effets ?

Je considère le terme handicap dans une acceptation très large incluant les champs somatique, intellectuel ou mental, relationnel et psychologique. Évidemment, chaque situation pose des problèmes spécifiques qu’il faudrait différencier,mais j’essaierai de dégager et de traiter un certain nombre de questions suffisamment communes. Par ailleurs, tout le monde n’est pas affecté de la même manière ni avec la même intensité par une telle expérience, il est important de le souligner.

Désillusion brutale et blessure narcissique

Le handicap produit d’abord des effets de désillusion brutale, de déception brutale à l’origine d’effondrement, de catastrophe interne, et qui imposent un travail de réaménagement équivalent à un travail de deuil. C’est le deuil de l’enfant qui était attendu, qui avait été rêvé, imaginé ; le deuil d’un projet de vie, de tout ce qui était souhaité pour l’avenir. Il y a bien sûr toujours un écart entre l’enfant attendu, rêvé et l’enfant réel, mais là l’écart est incommensurable. Ce travail de deuil est difficile en particulier parce l’événement traumatique est persécutoire par son omniprésence : le handicap est toujours là, toujours visible, rappelant en permanence la catastrophe originelle. Cette déception va tout le temps se répéter, par exemple à chaque étape du développement, lorsque le handicap est lourd et qu’il faudra par exemple faire le deuil de la marche, puis du langage, puis éventuellement de l’intelligence, de l’autonomie. Chaque changement va aussi rappeler cette déception : changement d’école, d’institution, d’équipe soignante. « Il faut toujours repartir à zéro », disent souvent les parents ; la moindre séparation, mais aussi le moindre problème ramène à l’origine traumatique, au point de déception originelle.
La déception est le reflet de la blessure narcissique que produit le handicap et qui correspond à la perte de l’illusion qui nourrit tout désir d’enfant. L’une des fonctions essentielles de tout enfant consiste en effet à prolonger l’existence du parent, à assurer son immortalité d’une certaine manière. L’enfant devra réaliser tout ce que le parent n’a pas pu faire, accomplir tous les rêves que les parents n’ont pas mis à exécution. Le handicap brise donc cet espoir d’immortalité narcissique. Il provoque une rupture dans la continuité de la filiation et des générations.
Lorsque le handicap est très lourd, la blessure peut toucher les couches les plus profondes de l’identité humaine. Le handicap peut atteindre le sentiment d’humanité, engendrer un vécu d’étrangeté, de non-humanité, et mettre en péril l’identification des parents à leur propre humanité. L’enfant porteur d’un handicap, notamment lorsque celui-ci est lourd, provoque, fragilise, disqualifie l’humanité parentale. L’humanité, d’ailleurs, le sentiment d’humanité, la perception de l’humanité de l’autre, n’est pas donnée en soi.

Elle s’acquiert et se développe. Ce sont d’une part les compétences du bébé, ses compétences intellectuelles, interactives (les messages qu’il envoie), et d’autre part les interprétations parentales, interprétations reposant sur l’illusion qui permet aux parents de parler au bébé, de croire que le bébé les comprend, etc., qui rendent possible le développement d’un sentiment d’humanité de l’autre. Les choses deviennent compliquées lorsque l’enfant n’arrive pas à envoyer des messages reconnaissables, ou lorsque les parents n’arrivent pas à les identifier.

Sidération de la pensée

L’arrivée d’un enfant porteur de handicap peut avoir, par ailleurs, un effet de mise à mal des capacités de pensée, de sidération de la pensée dans toute la famille. La sidération de la pensée vise à lutter contre les pensées traumatiques (le désespoir, l’injustice), contre les pensées interdites (les désirs de mort, d’abandon). Elle vise à évacuer les vécus émotionnels insupportables, la douleur mentale, hors du champ de la représentation. L’une des formes de l’immobilisation de la pensée est, par exemple, la centration de toute la famille, et de tout le fonctionnement familial, autour du handicap, autour de l’enfant frappé par le handicap. Les sujets sont parfois tous mobilisés, ils se sacrifient pour l’enfant qui bien sûr a besoin d’aide, mais au point de ne plus vivre, de ne plus penser à eux, de s’interdire toute pensée, tout désir qui les concerneraient eux.
La sidération de la pensée est aussi l’effet du télescopage que produit le handicap entre le fantasme et la réalité. En effet, quasiment toute expérience de grossesse s’accompagne de craintes, de rêves d’angoisse, de peurs d’avoir un enfant malformé, abimé. Dans l’immense majorité des cas tout se passe bien et ces peurs sont oubliées. Quand par contre les choses se passent mal, quand un accident arrive pour de vrai, tout se passe comme si on voyait se réaliser ce qu’on a craint, et cela conduit à sidérer la pensée. Le télescopage entre fantasme et réalité explique nombre de rêves prémonitoires, par exemple, que rapportent beaucoup de parents d’enfant porteur de handicap. Le rêve prémonitoire (où la catastrophe était annoncée), n’est « prémonitoire » qu’après coup.

La culpabilité

Un effet de la rencontre avec le handicap est l’activation d’un sentiment de culpabilité. On observe d’abord une culpabilité que l’on pourrait appeler « post-traumatique » : culpabilité d’avoir donné la vie à cet enfant, de lui avoir imposé une vie imaginée comme sans vie ou sans espoir, culpabilité aussi de ne pas avoir pu éviter le handicap, éventuellement culpabilité d’avoir désiré sa mort. Mais ce sentiment de culpabilité va réveiller, rappeler des culpabilités plus anciennes, voire plus inconscientes. On peut aussi évoquer les sentiments de honte que génère ou que réveille une telle expérience. Les culpabilités ou honte anciennes, « déjà là » pourrait-on dire, sont responsables des sentiments de non-confiance en soi, des sentiments de ne pas être bons, de ne pas être aimables, de ne pouvoir créer que du mauvais. Ces sentiments vont être dramatiquement confirmés par la rencontre avec le handicap, par la mise au monde d’un enfant « abîmé », décevant.
On pourra alors voir se déployer, chez le parent, ce que j’appelle un fantasme de culpabilité. Le parent va se raconter une histoire, un mythe dans lequel il est coupable de ce qui lui arrive (c’est parce que je n’ai pas désiré cet enfant, c’est parce que j’ai subi une IVG avant, c’est parce que j’ai fauté, etc.). Même s’il sait qu’il n’y est pour rien. En effet, même lorsque l’étiologie est connue et reconnue, la question de la culpabilité n’est pas pour autant résolue. Le parent se demandera, en effet, ce qu’il a bien pu faire pour qu’un tel événement tragique et injuste lui arrive. On peut dire, en effet, que si le sujet y est pour quelque chose, si le traumatisme est justifié, il est de fait moins traumatique. Le traumatisme est d’autant plus injuste et scandaleux que le sujet est innocent. On peut dire que plus le sujet est innocent de ce qui lui arrive, et plus, en quelque sorte, le traumatisme est traumatique.

On peut même dire que, paradoxalement, les conduites médicales, logiques, de déculpabilisation (« Vous n’y êtes pour rien, c’est un accident ») peuvent parfois augmenter l’effet traumatique, parce que le sujet, lui, tient à y être pour quelque chose. S’il n’y est pour rien c’est pire. Cela ne signifie évidemment pas qu’il faille dire au sujet qu’il est coupable, bien sûr qu’il faut lui dire qu’il n’y est pour rien. Mais en même temps il faut pouvoir entendre sa culpabilité, pour qu’il puisse petit à petit accéder à l’innocence, pour qu’il puisse faire la part, raisonnable, de ce qui lui revient et de ce qui ne lui revient pas.

Le sujet accèdera alors à une véritable position d’innocence, ce qui est bien différent de l’innocentation défensive. Une patiente m’avait bien montré cela. Elle avait perdu un bébé de mort subite quelques années auparavant et elle ne sortait pas de ce deuil, elle parlait depuis des mois à chaque séance de sa culpabilité, de sa conviction d’être coupable de ce décès, mais aussi de son besoin de s’en éprouver coupable. Elle dit un jour : « Me sentir coupable, cela me donne le droit de souffrir. » On peut dire, en effet, que souffrir c’est pleurer la perte. Or, cette patiente n’avait pas pu pleurer suffisamment la perte, parce qu’il n’y avait personne pour l’entendre, pour le supporter, c’est pour cela qu’elle ne pouvait pas sortir du deuil. On peut dire que tant que l’on n’a pas pu pleurer la perte jusqu’au bout, tant que l’on n’a pas pu vivre la culpabilité jusqu’au bout, on ne peut pas faire le deuil, on ne peut pas accéder à l’innocence, on ne peut pas dépasser le traumatisme.
Mais vivre la culpabilité jusqu’au bout, cela demande un certain nombre de conditions. Cela demande en particulier la présence d’un autre qui puisse entendre et tolérer la culpabilité, qui puisse recevoir et accompagner cette expérience et ainsi la consoler. La culpabilité écrasante vécue dans la solitude conduit à l’impasse.

Rupture dans la filiation

Je disais que le handicap produit une rupture dans la filiation, dans la généalogie. On peut observer d’autres histoires, d’autres mythes que construisent parfois les parents, et qui concernent cette fois la filiation, la transmission. Dans ces histoires le handicap a été transmis par un autre, par un ancêtre. L’enfant a hérité de l’anomalie. Ces histoires, ces fantasmes, sont importants, psychiquement, quels que soient et indépendamment de la réalité d’une hérédité biologique. Ils permettent d’abord de s’innocenter (« Je n’y suis pour rien, ça vient d’un ancêtre »). Ils permettent aussi d’inscrire l’enfant dans la génération et la généalogie (« Il est bien des nôtres, puisqu’il a hérité d’un ancêtre »). Ils permettent enfin de s’approprier cette histoire traumatique (« C’est bien mon histoire, même si je n’y suis pour rien, puisque ça vient de mon ancêtre »). On a d’ailleurs souvent recours à ces reconstructions dans des situations plus banales. Tel enfant est « en retard » dans son développement, fait-on remarquer à ses parents : oui, mais « son oncle ou son grand-père… a marché et parlé très tard », répondent-ils. Identifier l’enfant à un ancêtre, se convaincre qu’il a hérité, le confirme dans la filiation.

Prématurité parentale

Lors d’une rencontre brutale avec un handicap, les parents se retrouvent dans un état qu’on peut qualifier de « prématurité psychologique ». Ils font trop tôt l’expérience de la séparation psychique d’avec leur enfant qui devient trop tôt un autre, un étranger. Le handicap affirme l’altérité d’une façon trop précoce, trop violente et trop absolue.
La parentalité, tout comme la subjectivité de l’enfant, se développe par un travail progressif de séparation et de désillusionnement, à partir d’une expérience d’illusion primaire, de « symbiose normale ». L’enfant se sépare et s’individue progressivement, le parent aussi. L’illusion primaire est nécessaire à l’établissement des premiers liens d’attachement, des premières communications intimes, des premières expériences de compréhension. Cette illusion est nécessaire pour parler au bébé, croire qu’il nous comprend, croire qu’on le comprend. Le handicap va empêcher l’établissement de cette illusion ou la rompre brutalement. Il impose une expérience de séparation psychique brutale. Et cela va parfois conduire le parent à tenter de retrouver cette illusion primaire, de reconstruire un lien symbiotique qui parfois aura du mal à s’ouvrir.

L’une des premières questions que posent souvent les parents quand on leur annonce le handicap de leur enfant est : « Qu’est-ce qu’il va devenir quand on ne sera plus là ? » L’enfant est vu comme un enfant pour toujours, dont on ne va jamais se séparer. Et les premières séparations sont souvent douloureuses. Il est parfois difficile de penser qu’on peut confier l’enfant à quelqu’un d’autre : une nourrice, une crèche, une équipe soignante… Le parent a parfois l’impression que personne d’autre que lui ne pourra s’occuper de l’enfant. Une mère d’une enfant gravement encéphalopathe disait : « Elle ne pourra jamais se passer de moi. Je suis tout pour elle et elle est tout pour moi. Je suis elle et elle est moi. Je suis son ange. Car elle ne peut pas se défendre, elle ne peut pas parler ni bouger. Je le fais pour elle. Je pense pour elle. Je comprends tout d’elle, je la connais par coeur. Je sais ce qu’elle désire… » On voit le lien très serré que peut générer le handicap. Cette conviction que l’enfant est un enfant pour toujours montre aussi combien dans ces situations le temps est immobilisé. On ne peut plus penser à l’avenir. Rien ne pourra évoluer, se transformer.

Oscillation de l’humeur

L’état d’esprit des parents va souvent osciller entre des mouvements de vie, de survie, de combat, voire d’agitation parfois, et des mouvements de renoncement, de désespoir. L’enfant sera parfois idéalisé, les parents auront l’illusion d’une réparation magique possible, d’autres fois tout progrès sera désinvesti, les désillusions seront brutales. Dans le premier cas les parents chercheront des alliances chez les soignants, voudront accumuler les rééducations, par exemple. Si ceux-ci ne partagent pas leurs illusions, ils seront vécus comme hostiles, incompétents, ils seront objets de colère. De même dans les états de désespoir, de renoncement, les parents chercheront parfois à désespérer les soignants. Si ceux-ci ne sont pas contaminés par le désespoir massif, ils seront parfois disqualifiés dans leur investissement de l’enfant. La disqualification du soignant de la part du parent répondra à celle qu’a vécue le parent face à son enfant, le parent qui a été disqualifié dans ses compétences parentales, dans son sentiment de parentalité.

Effets dans les équipes soignantes

Tous ces effets concernent aussi, bien entendu, les praticiens, les professionnels, les soignants, qui seront aussi traversés par la blessure, l’impuissance, la culpabilité, la honte, l’impuissance, le désespoir, mais qui peuvent aussi, heureusement, trouver et développer énormément de créativité dans leur travail.

En savoir plus sur l’association Une Souris Verte… :
http://www.unesourisverte.org/

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