Envisager un avenir au delà du possible

Envisager un avenir au delà du possible
05.03.2003 Témoignages Temps de lecture : 10 min

Quand la vie devient éprouvante, par l’annonce faite aux parents de la différence de leur enfant, toute l’attention est portée sur les différences par rapport aux autres enfants et plus généralement par rapport aux autres.

Pourtant si, d’une certaine manière le monde s’arrête bien de tourner et, ceci de façon brutale et violente, au moment même de cette annonce, c’est que les différences ne concernent pas seulement l’enfant dans son futur rapport aux autres mais concernent aussi et avant tout l’enfant espéré, l’enfant rêvé.

 

Cet enfant dont il est fait l’annonce qu’il sera différent le sera d’abord de ce petit d’homme imaginaire que les parents construisent comme un nid douillet pour accueillir leur enfant.

Or une telle annonce, quelque soit la manière dont elle aura été formulée par l’équipe médicale, va marquer un véritable temps d’arrêt, plus ou moins long, dans ce processus d’accueil. Véritable couperet cette annonce, viendra donc non seulement rompre ce processus mais aussi le suspendre.

Quelque chose autour de l’enfant n’aura plus lieu.

C’est à ce point d’achoppement précis que vont pouvoir intervenir différents acteurs pour réintroduire du jeu, de l’espace dans ce qui se présente, dans ce qui se vit en bloc.
C’est grâce à leur médiation que le processus d’accueil pourra peut-être être remis en mouvement autour de l’enfant. Face à la sidération qu’occasionne une telle nouvelle, face à une telle souffrance une voie pourra peut-être être ouverte grâce à l’intégration.
Mais il ne s’agit pas ici de n’importe quelle intégration, il ne s’agit pas en effet de mettre côte à côte des différences multiples et diverses. Il ne s’agit pas seulement non plus de les faire vivre ensemble pour que le processus d’accueil puisse véritablement être remis en route.
Pour bien comprendre tout l’enjeu de cette intégration, il faut faire un détour par cette dimension d’accueil d’un enfant.

Accueillir un enfant c’est tout d’abord et avant même qu’il ne soit là, le rêver, l’imaginer, lui prêter une identité de fille ou de garçon, c’est s’imaginer jouer avec lui, plus tard, c’est le voir marcher, c’est lui prêter une voix. Ainsi, accueillir un enfant c’est l’accueillir dans un lit de représentations qui, d’une certaine manière, vont non seulement le soutenir mais lui donner la possibilité même d’apprendre à parler, à marcher, à être garçon ou fille.

Plus tard, au-dessus de son berceau les paroles échangées vont le bercer, l’envelopper dans un bain de similitude, dans une aire de ressemblance. Identifié par « tous les bouts » aux particularités, aux différences de tel ou tel membre de la famille (il a le nez de sa grand mère ou la même mimique que sa mère au même moment …) il est, du fait de toutes ces différences qui deviennent autant de ressemblances, reconnu comme appartenant bien à cette famille, à cette même famille.

D’un point de vue extérieur force est de reconnaître que les ressemblances prêtées à l’enfant relèvent le plus souvent du registre de l’imaginaire. Et c’est justement cela qui est important. Il faut que cet enfant puisse ne pas être perçu vraiment dans et par ses différences. Il faut que ses différences soient assez souples pour qu’elle puissent suffisamment s’effacer et être perçues comme des ressemblances.

Dans une certaine mesure l’enfant se doit d’être assez « bonne pâte », pour que puisse avoir lieu ce jeu imaginaire autour de ses différences-ressemblances. Or ce jeu est un jeu vital (au sens psychique du terme) tant pour l’enfant que pour ses parents. Il constitue un bain d’illusion nécessaire d’une part, du côté des parents, à l’apprivoisement de ce petit être singulier, si fragile, si différent et d’autre part, du côté de l’enfant à l’apprivoisement de son environnement qui, de ce fait, devient moins effrayant.

Dans les deux cas il s’agit de réduire l’étrangeté de l’autre.

Dans cet illusionnement réciproque, dans cette aire d’illusion, les différences n’ont pas totalement le droit de cité. Elles s’effacent au profit du même. Prolongement du bain amniotique, cette aire permet que s’instaure une certaine continuité psychique de l’indifférenciation première. De cette façon la mère et l’enfant continuent de ne faire qu’un.

Lui est encore l’enfant imaginaire de la mère, il est encore une partie d’elle, il est encore ses espoirs, ses rêves. Tandis que la mère et plus généralement les parents, l’environnement familial, sont le miroir dans lequel l’enfant se devine et dans lequel il va puiser, comme on l’a vu, les possibilités de son devenir.

Cette relation toute spéculaire, toute imaginaire prend fin petit à petit ; les différences de chacun refont surface et viennent rompre ou plutôt viennent fissurer cette enveloppe d’illusion, (protectrice), nécessaire. L’important pour nous aujourd’hui est de bien noter que cette sortie de l’aire d’illusion ne se fait pas de façon brutale, ne se fait pas de façon massive mais bien plutôt qu’elle se fait par d’incessants allers-retours de l’un à l’autre, du même au différent.

Cette différenciation au sens où les différences de chacun sont désormais susceptibles d’être considérées comme constitutives de l’un comme de l’autre, s’inscrit dans la durée permettant ainsi que se creuse l’écart nécessaire entre soi et l’autre et que puisse être rencontrée La différence, cette différence, irréductible, cet écart à jamais comblé, entre moi et l’autre.

Mais, pour qu’une telle Différence soit un jour rencontrée et pour qu’elle puisse être vécue non pas comme un traumatisme qui fige, mais comme une épreuve au sens du passage il faut que l’enfant soit tout d’abord pris dans une complétude familiale et plus largement sociale. Pour pouvoir vivre une telle rencontre son assise doit être constituée du Même. Et ce n’est que petit à petit que cette complétude imaginaire va laisser la place aux différences, à la séparation, au manque, et enfin à La différence. C’est pourquoi on pourrait parler ici de des-intégration dans la mesure où, étymologiquement, intégrer signifie rendre complet, achever.

La plupart du temps les institutions scolaires, et plus précocement les crèches, les haltes garderies sont sollicitées à participer au vacillement de cette complétude en favorisant l’émergence des différences et plus généralement en introduisant un tiers dans cette relation spéculaire.

Ces institutions ne sont pas sollicitées dans un rôle de des-intégration, même si le terme n’est pas très heureux, mais bien plutôt dans celui d’intégration, de ré-intégration. Si l’on se réfère au sens étymologique, il s’agit de rendre complet, de re-instaurer de la complétude dans ce qui s’est présenté comme incomplet ou tout du moins dans ce qui n’a pas pu être pris suffisamment longtemps dans un mouvement, dans un processus de complétude du fait de l’annonce d’un enfant porteur de différences. Cette carte de visite sur laquelle les différences sont mises en avant va venir empêcher cette inscription première dans le Même, dans la ressemblance et de ce fait elle va suspendre cette reconnaissance d’une appartenance commune à l’ordre de l’humain.

Ce qui fait traumatisme, ce qui fait rupture et donc souffrance est ce surgissement des différences qui fait effraction dans ce temps de la complétude, dans ce temps du Même.

Les deux parties concernées ne sont en effet pas prêtes au sens propre du terme à être ainsi, d’emblée, confrontées à leur altérité. Parce que les différences de cet enfant à venir ou déjà venu se donnent avec force, avec violence, parce qu’elles se donnent avec leur lot de douleur, de désespoir et d’immobilisme, avec leur lot brut d’étrangeté, elles viennent court-circuiter tout le jeu imaginaire qui a lieu, comme on l’a vu, au-dessus du berceau de l’enfant. Pas assez « bonne pâte » pour se laisser « travailler » par l’imaginaire parental, ses différences le différencient d’emblée et font de lui un étranger dans lequel on ne trouve plus trace du familier.

Tout le travail alors d’intégration, de ré-intégration de l’enfant porteur de handicap consistera à restaurer autour de lui le champ du familier pour qu’il puisse de nouveau s’y inscrire. Cela signifie la ré-inscription de cet enfant dans des projets, dans des pro-jets c’est à dire le remettre dans le mouvement de la vie et ne pas le laisser immobile, pétrifié dans et par ses différences. C’est aussi, de ce fait, le ré-inscrire dans une histoire parentale, familiale, sociale en ré-ouvrant l’espace imaginaire pour que puisse reprendre ce jeu des ressemblances, ce jeu d’histoires à venir.

Ce faisant, intégrer un enfant dont les différences le situent dans la sphère non pas de La Différence mais dans celle Du Différent c’est d’une part lui offrir un espace commun, celui d’une humanité partagée. Il est d’abord et avant tout un petit d’homme. Il est d’abord un Même. D’autre part, c’est le re-situer dans un rapport de filiation et/ou plus généralement dans ce que E. Lévinas appelle dans Ethique et Infini, 1982. (Fayard édition) un rapport de filialité. (p.73)

Il écrit la chose suivante :

la filialité biologique n’est que la figure première de la filialité ; mais on peut fort bien concevoir la filialité comme relation entre êtres humains sans lien de parenté biologique. On peut avoir à l’égard d’autrui une attitude paternelle. Considérer autrui comme son fils, c’est précisément établir avec lui des relations que j’appelle « au-delà du possible ».

Ce sont donc ces relations au-delà du possible qu’il s’agit justement de ré-amorcer. Or seul un regard qui saura se faire parole en écoute pourra inviter à être dans une certaine présence non pas de promiscuité mais dans une présence de proximité avec la vulnérabilité, la fragilité, avec les différences qui, pour ce Regard, seront autant de signes, de traces d’une humanité partagée. Ce n’est en effet que dans et par la parole que l’homme peut accéder à ce qu’il est en propre et non pas resté rivé dans un corps saisi par et dans ses différences. Parler à un enfant de cette parole en écoute passe par des gestes simples, des gestes d’amour comme le prendre dans ses bras, le caresser du regard. C’est aussi lui parler de ses différences afin qu’il n’y soit pas identifié, afin qu’il soit autre.

Ainsi ouvert au champ de l’autre, au champ de l’altérité par la découverte de cet espace d’accueil dans le Regard de l’autre, l’enfant pourra véritablement accéder à lui-même et, ce faisant il pourra s’adresser à un autre et ainsi entrer dans le champ de la liberté.

Intégrer, ré-ouvrir un espace d’accueil de l’enfant, c’est lui ré-ouvrir en soi l’espace du possible, l’espace du devenir, l’espace de son histoire et ceci grâce à un regard doublement envisageant dans la mesure où d’une part il donnera visage humain et où d’autre part il envisagera, pour lui, un avenir « au-delà » du possible.

Intervention lors du Forum Enfance Accueil – 10 ans d’intégration ! Association Une souris verte

 

Retour aux articles de la rubrique « Découverte, annonce du handicap »

Mots-clés :

Aller au contenu principal