« Je n’ai jamais eu peur des mots. J’attache à leur sens un prix infini. Ma fille est handicapée, oui, et ce n’est pas un gros mot. Mais ce n’est pas ce qui la définit ! «
Il y a douze ans, dans un bureau sis l’entresol de l’hôpital Necker, deux femmes médecins nous annonçaient que notre fille était atteinte d’une maladie métabolique héréditaire.
Je me souviens du choix malaisé des mots, prononcés sur un ton hésitant, à la façon d’un écolier récitant une poésie sans parvenir à y mettre le ton. Peut-être avaient-elles répété la scène, jouant l’une après l’autre le rôle du parent assis du mauvais côté du bureau. Mais à l’heure de la représentation, elles devaient se dire que les deux rôles se valaient, finalement.
C’était archi-faux : je préférais être à ma place qu’à la leur.
Je n’ai jamais souhaité vivre autre chose que ce que j’ai vécu.
Je n’ai jamais considéré ma fille comme malade. Dans mon esprit, une maladie, c’est un truc qu’on attrape. À ma fille, j’ai cédé mes yeux bleus, sa mère son indéfectible volonté ; et à parts égales nous lui avons offert un cadeau empoisonné : une particularité génétique qui allait lui compliquer la vie.
Pas une maladie, non ; une simple différence. Une singularité. On m’a souvent dit que je n’avais pas eu de chance, qu’à un gène près elle aurait été parfaite. J’ai toujours répondu qu’à un gène près elle n’aurait pas été elle ; elle que j’aime et admire tant ; elle qui a fait de moi un homme un tout petit peu meilleur. Je suis le plus chanceux des hommes.
Je me rappelle l’acmé de ce rendez-vous. Sa mère avait voulu savoir si elle marcherait plus tard que les autres enfants du fait de sa pathologie. C’est à ce moment que nous avons réalisé le poids de sa singularité. Précisément, quand nos interlocutrices ont regardé leurs chaussures sans répondre. Car en fait, la question de la marche n’était pas à l’ordre du jour. D’abord, il faudrait vivre.
Ma petite fille n’a pas cillé : elle l’a atteint, ce premier objectif, et ensuite, pour fêter ça, elle a marché.
Sa particularité, c’est qu’elle ne marche pas longtemps. Elle est fatigable. Très. Alors elle fait des pauses, elle s’économise. Elle ne renonce jamais. Et depuis quelques mois, elle roule, parfois ; quand la distance est vraiment trop importante – et que la largeur et le revêtement du trottoir le lui permettent. Mon enfant se connaît mieux que je ne me connaîtrai jamais. Elle connaît ses limites, d’autant mieux qu’elle les dépasse régulièrement.
Le handicap n’est qu’une infime partie d’elle. Ma fille est tendre et forte, sensible, altruiste, habile de ses mains et de son esprit ; elle est cartésienne, vive d’esprit, persévérante, courageuse, un peu possessive parfois, aimante toujours ; elle est une grande sœur, une cousine, une nièce. Elle est joie chaleureuse et colère froide. Elle est un souffle sur ma joue, qui rythme ma vie depuis le jour où elle est venue lui donner du sens. Et elle est aussi, oui, c’est vrai, handicapée ; mais au fond, ça ne devrait pas prendre autant de place dans une vie, n’est-ce pas ?
Selon les époques, les gouvernements, les modes, le degré de lâcheté ambiante, la terminologie évolue. Officiellement, à l’heure à laquelle j’écris, elle est une « personne en situation de handicap ». C’est une chouette périphrase, mais on aurait pu faire mieux, plus indirect encore. On pourrait peut-être changer pour : « personne dont la mobilité réduite confine au handicap ». Et tant qu’à y être, on pourrait en faire un acronyme : PMRCH. C’est super, les acronymes, ça évite de prononcer les mots qui fâchent.
Être une PMRCH, donc, c’est pas marrant tous les jours. Particulièrement dans notre douce France, aux trottoirs étroits comme l’esprit de nombre de nos concitoyens. Si je vous en parle ainsi, c’est que je suis un peu courroucé, là, sur l’instant. Je vais vous expliquer pourquoi.
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