Les mots de l’annonce ont un effet de fixation doué d’une atemporalité incroyable : 10 jours ou 10 ans après, les parents attestent de la vivacité de cette terrible annonce en eux. Constituent-ils à eux seuls une véritable interruption de fantasme, une amputation de la charge imaginaire de leur parentalité, un trauma psychique ? Que dévoile et recouvre donc le discours médical ? Comment attribuer aux mots une fonction d’ouverture, vitale, là où souvent ils ne sont vécus que comme rupture, enfermement, incarnation du monstrueux, de l’échec et de la honte coupable ?
Au total, comment ces mots de l’annonce pourront-ils être reconnaissance d’humanité mais aussi d’altérité ? Et plus que « comment les dire », comment les rendre audibles ? Comment concilier leur droit à la vérité avec la sollicitude ? Pour que ces mots laissent de la place à d’autres, pour que l’enfant handicapé ne soit pas qu’un handicap. Pour qu’être handicapé s’assure d’abord de l’être, avant que du handicap. Pour que parents et professionnels ne soient plus aliénés à ce seul effet de discours et que dans cette « situation extrême », les paroles ne s’écrivent pas comme un destin.
La quête parentale
Le handicap se définit en une seule et unique question : pourquoi ? Un pourquoi qui ouvre sur une chaîne infinie d’interrogations et plus encore constitue une véritable quête initiatique. Inlassablement, il n’est rien d’autre ici que le rappel insistant de cette énigme. La rencontre du Réel, représenté par le handicap, convoque irrémédiablement une tentative de mise en sens, de symbolisation, pour que le sujet ne reste pas en proie à des représentations terrifiantes, monstres persécuteurs revenus du chaos originaire. Le travail à accomplir consiste dans le renoncement au tout-savoir-tout-maîtriser, qui est la pente naturelle de l’humain. Sur le plan éthique, le souci du médecin sera de faire accepter qu’on ne peut pas tout comprendre, tout expliquer de façon certaine, afin que le travail de mise en sens par les parents du handicap de leur enfant ne se fasse pas sur le mode de la culpabilité.
Peut-on parler ici de travail de deuil, face au traumatisme de l’annonce ? L’archaïque qui a ressurgi, il faut alors le travailler de nouveau, afin que l’enfant porteur de handicap ne soit pas réduit à son handicap, afin que le parent même ne s’identifie pas à la figure du « parent d’enfant porteur de handicap ». Identification qui assassine potentiellement.
Le temps ne résout rien. Le deuil est réalisé quand la nouvelle réalité est acceptée, que la personne se reconstruit et envisage l’avenir sans l’objet perdu. La rencontre avec le handicap reconfronte les parents, mais tout autant l’environnement proche (famille, fratrie, soignant) à cette période de détresse, de désarroi, d’impuissance fondamentale des tout débuts de la vie. Se réactivent alors des vécus très archaïques, porteurs, à l’insu du parent mais tout autant du soignant, de toute une charge d’amour et de haine, qui ne peuvent manquer de surprendre les uns et les autres par la violence de leur émergence.
La rencontre avec le handicap à l’orée de la vie surdétermine cette confrontation avec l’énigme. L’effet de débordement qu’elle induit rend nécessaire un véritable travail psychique chez tous, mais surtout chez les parents. Ce travail est toujours économiquement coûteux, compte tenu de la difficulté foncière de tout un chacun à assumer l’inconnu. Cette élaboration psychique navigue, pour de nombreux auteurs, de traumatisme en restauration psychique, d’atteinte organique en atteinte narcissique, de douleurs en souffrance psychique. Nous en resterons sobrement à ce « dur labeur de l’âme » qu’évoquait Freud dans Deuil et Mélancolie, tout un chantier que le parent aura à engager, seul et accompagné.
Les parents d’un enfant porteur d’un handicap partent toujours en quête de sens, et leurs interrogations, multiples, incessantes, trouvent souvent fort peu d’écho. Qui dira le pourquoi du handicap ? Qui expliquera pourquoi cet enfant plutôt qu’un autre ? « Pourquoi nous ? » Qui justifiera cette atteinte ? Qui expliquera les lésions et les troubles d’aujourd’hui et qui prédira ce que sera demain? Que deviendra cet enfant, aujourd’hui mais demain surtout quand nous ne serons plus là ? Pourrons-nous avoir d’autres enfants ? Seront-ils semblables ou différents ? Comment vivre tout cela ? Comment supporter, comment continuer ?
« Ca n’est pas possible », « ça n’est pas vrai », « ça ne peut pas arriver », « ça n’arrive qu’aux autres », « qu’avons-nous fait pour mériter ça ? » : le « ça » désigne pour tous les parents la forme syncopée de leur bouleversement, la puissance des représentations en œuvre et la violence générée en de tels instants où la vie entière semble basculer, le ciel vous tomber sur la tête et la folie du monde sans limites. S’il faut se débarrasser au plus vite de « ça », l’éliminer, l’annihiler, c’est parce que les parents s’en veulent de n’avoir pu l’assurer contre la nature défaillante, la génétique incertaine, la maladie, le destin, le hasard. « Ça » n’est pas un enfant. Plus encore, « ça » n’est pas notre enfant. C’est en le nommant qu’un handicap s’affirme. Par cet acte de nomination, il prend forme, vie et épelle le réel, à sa façon, violente.
Le miroir brisé. L’enfant handicapé, sa famille et le psychanalyste. Paris, Calmann-Lévy, 1996
Parfois, en un éclair, le miroir de nos rêves se brise… L’ombre de nos cauchemars les plus terribles s’étend sur le réel de notre vie. Notre enfant n’est pas ce génie, cette merveille des merveilles que nous appelons tous de nos bons vœux. Notre enfant naît autre, il est dit différent.
Notre enfant est handicapé. Et nous, quels parents serons-nous pour lui ? De quels éducateurs, soignants, professionnels aura-t-il besoin et sera-t-il entouré ? Quels humains, semblables et différents, habiteront le monde dans lequel il aura choisi de vivre ? Dans lequel nous aurons choisi de vivre ?
En ces temps de vulnérabilité parentale, l’irruption impromptue de cet événement peut parfois emporter le Bébé de leur Imaginaire au loin, très loin, les rendre absents et comme étrangers au monde.
Ces annonces ont projeté les parents et leurs proches dans un monde bouleversant où leur Bébé de rêve n’a plus grande place. En 1919, S. Freud évoquait l’inquiétante étrangeté, qui rendait compte pour lui de « tout ce qui aurait dû rester secret et caché mais qui est venu au jour » Freud S. L’inquiétante étrangeté (1919) in : Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard (coll. idées no 353), 1978, pp. 163-210.. Il ajoutait que ce sentiment surgit « chaque fois que les limites entre imagination et réalité s’effacent, où ce que nous avions tenu pour fantastique s’offre à nous comme réel ». Rappelons-nous que tout Bébé s’épelle en ses deux faces, merveilleuse et diabolique. Quand le fantasme devient réalité, quand le bébé qui tombe au monde ou qui est annoncé correspond trait pour trait à ce bébé cassé, malformé, insatisfaisant, quand les parents posent leurs yeux sur un nourrisson différent, cette inquiétante étrangeté ne peut que les assaillir. Leur Bébé « dans la tête » subira alors un authentique changement catastrophique, une transformation majeure. Il forcera ainsi à penser que l’enfant n’est que handicap, incompétence, déficience, que son humanité même est incertaine, que sa filiation est entachée de tous les péchés de la lignée ; qu’il va enfoncer la famille dans l’abîme, la mener à toucher le fond de la vie.
Cet enfant, tout à coup, fera naître en lui les représentations de la honte, de la culpabilité, de la folie et de la mort. Car si nous sommes tous, humains, en attente d’un rêve, à espérer l’infini et le meilleur, pour nous et les nôtres, nous sommes tout autant terrifiés par l’autre, la différence, l’étrangeté, tout ce qui ne se rapporte pas au même, à l’identique, au connu, au familier.
Conclusion
Il n’y a pas de recettes à l’annonce d’un handicap à la naissance. Comment rendre intelligible ce moment dont le sens échappe à ceux même qui le vivent ? En aucun lieu, en aucun temps, un tel réel se laisse facilement apprivoiser. Il n’existe pas d’annonce heureuse. Il n’existe pas de médecins heureux de faire l’annonce d’un handicap. Il n’existe pas de parents heureux d’être des parents d’un enfant handicapé. Il n’existe pas d’enfants handicapés heureux de l’être. Il n’existe que des histoires singulières, des rencontres singulières et nous devons tout faire pour aider les parents à survivre, à vivre ensuite, en renouant avec leur capacité de rêverie, de penser ; nous devons tout faire pour aider ces enfants à prendre leur place, toute leur place d’enfant ; nous devons aider les équipes à aider ces parents et ces enfants et nous devons faire en sorte que le handicap ne handicape pas la vie de tous.
Et résolument nous engager à penser que l’annonce n’a de sens que si elle se conjugue à accompagnement et que notre travail premier se situe bien là, à cheminer avec ces familles « affectées », dans le temps.
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